Quand on est sans-papiers, le droit ne fonctionne pas exactement de la même façon. Comparutions immédiates, prisons, CRA... Je te propose de jeter un coup d’œil au système judiciaire et administratif qui frappe les personnes sans papiers.
Ce mois-ci, les actualités nous ont dépassé. Je ne peux éviter de commencer cette newsletter par le meurtre de Nahel, les soulèvements qui ont embrasé la France entière à partir du 27 juin, et les deux autres morts par la main de la police, Mohamed et Aimene. Quel rapport avec la migration ? Malheureusement, beaucoup. Parce que la même matrice raciste qui conduit la police à tuer des jeunes dans les quartiers “sensibles” tue aux frontières, dans la rue et dans les centres de rétention administrative (CRA). La même matrice raciste relègue dans un « autre » les personnes racisées, qu’elles aient ou pas des papiers, les rends exploitables, persécutables, tuables. Cette même matrice, elle agit au sein de toutes institutions républicaines, non seulement da la police. Elle fait ses preuves dans l’administration, dans l’école, dans la politique, et dans la justice. Ce mois-ci, j’avais décidé de parler de comparutions immédiates et de comment cette justice des pauvres agit sur les personnes sans-papiers d’une façon particulièrement cruelle. Le lien se fait naturellement avec les centaines de comparution immédiates qui ont eu lieu suite aux émeutes, et avec les peines extraordinairement lourdes qui ont été prononcées. L’Association des journalistes antiraciste et racisé.es a exprimé son partage de « la colère qui s’exprime dans la rue contre les violences policières », et a appelé à une couverture médiatique qui jette la lumière sur le racisme de la police et des institutions. Comment ne pas s’unir à cet appel ? Dans cette séquence politique, il y a peu de place pour les nuances. Un meurtre, c’est un meurtre. La violence symbolique et concrète qui a frappé les soulèvements qui s’en sont ensuivi témoigne du manque de volonté réelle d’être à l’écoute et de changer un tant soit peu la façon dont les institutions marchent. Dans ce mouvement répressif, tout le monde a joué son rôle, y compris les médias, et ce à partir de la dépêche AFP qui reprenait mot pour mot la version policière du meurtre de Nahel, sans la vérifier. Comme l’AJAR, je crois en un autre journalisme, qui peut avoir un rôle émancipateur. Je ne crois pas qu’on puisse être « neutre » dans cette situation.
Solidarité avec les emprisonné·es du soulevement, et avec les retenus en CRA. Justice et vérité pour Nahel, Mohamed et Aimene.
Bonne lecture.
Comme d’habitude, je t’invite à m’écrire si tu souhaite me faire des retours, des remarques, des critiques. Je serai ravi d’échanger avec toi. Si tu trouves la newsletter intéressante, envoie-là à des potes, à ta famille, à tes collègues, à ton patron, à tes copains du sport, même à tes ennemis. Je ne gagne pas d’argent avec ça, mais c’est quand même sympa d’avancer dans ce projet.
Fin avril, j’étais au tribunal de Lille, au comparution immédiate. Cette procédure rapide consiste à juger une personne tout de suite après sa garde à vue. Elle est réservée généralement aux personnes ne pouvant pas fournir des garanties de représentation (pièce d’identité, document de résidence, contrat de travail…) qui permettent de penser qu’elles ne vont pas s’enfuir avant d’être jugée. Évidemment, ce dispositif se prête à des importants biais de classe et d’origine raciale. Les chômeurs et les SDF, par exemple, ne peuvent pas attester d’un domicile ou d’un travail, et les sans-papiers, par définition, ont des grandes difficultés à produire ces documents, malgré des situations de travail et domicile parfois très stables.
Pour la newsletter de ce mois, je partage un compte rendu de séance que j’ai écrit pour mon école, et un entretien avec Gaston Gonzalez, avocat pénaliste spécialisé en droit des étrangers. L’histoire de Z.U. met en lumière le mécanisme expéditif des comparutions immédiates. La justice laisse songeur : comment une enquête de 24 h permet-elle de juger aussi durement un homme pour un vol aussi peu important ? Si Z.U. avait vu sa demande d’asile reconnue, se serait-il retrouvé dans cette situation ? Cette question, la justice ne se la pose pas. Les angles morts et les biais de la machine judiciaire sont bien expliqués par Gaston Gonzalez.
Le Tribunal Judiciare de Lille. DR Lille.fr
Dimanche 16 avril à 4h, Z.U. entrait par effraction dans le bar-tabac Le ballon à Wattrelos, pour voler une bouteille de Cointreau et une dizaine de paquets de cigarettes. Interpellé par les policiers, il réagit violemment et il fracture la main d’un des officiers. Résultat : 5 mois ferme et 5 ans d’interdiction du territoire Français.
Au Ballon, rue Georges Philippot à Wattrelos, la matinée vient de commencer ce mardi 18 avril. Les clients s’assoient, prennent leurs cafés, échangent. Tout selon le scénario habituel, sauf que l’objet des discussions, aujourd’hui, c’est un événement exceptionnel : l’entrée par effraction dans le PMU de quartier dans la nuit de samedi à dimanche. Quelques heures plus tard, pendant que les cafés et les Ricard coulent à flot, dans le tribunal judiciaire de Lille on juge l’auteur des faits.
Mon cerveau ne marchait pas
Z. U. , 21 ans, est à la barre en comparution immédiate. Pas très grand, les épaules étroites, et ne porte qu’un pull léger, tâché. Le regard ferme, il essaye de s’exprimer en français avec une grande confusion, et est obligé à recourir à l’interprète à plusieurs reprises.
Le jeune homme pakistanais ne nie pas les faits, mais s’écrie « mon cerveau ne marchait pas ! Je ne fumais plus depuis trop longtemps. » Le principal chef d’inculpation de Z. n’est pas le vol, d’une très modeste valeur, mais plutôt l’agression des officiers de police chargés de l’interpeller. À leur arrivée sur le lieu, appelés par une voisine alertée par les coups de marteau de Z. sur l’entrée du local, les policiers l’interpellent en flagrance. Il réagit avec véhémence et, dans la lutte, fracture la main de l’un d’entre eux. Il attaque également les deux autres avec un coup de tête et en essayant de sortir un cutter dépourvu de lame de sa chaussure.
La violence contre dépositaire de l’autorité publique oriente tout le débat. Le ministère public demande 8 mois ferme et 5 ans d’interdiction du territoire français. Au final, elle n’obtiendra « que » 5 mois ferme, mais sa demande d’interdiction sera accueillie. Pour l’avocat de la défense, Me Stéphane Bulteau, « s’il n’était pas étranger, s’il était régulier en France, on ne demanderait même pas de prison ferme. Il est parfaitement éligible au sursis. » Maître Bulteau conteste également son intention de nuire : « Il a réagit violemment, mais il l’a fait dans le but de se dégager et par peur. Il n’a pas eu l’intention de blesser l’officier. » Aucune image de l’altercation n’est exploitable. C’est donc la parole des policiers contre celle de Z.U.
Je préfère que vous me renvoyez au Pakistan
Le prévenu, à l’issue de cette affaire, aura perdu tout espoir de rester en France. Sans demeure fixe, il faisait l’objet d’une OQTF (Ordonnance de quitter le territoire français), depuis le 13 avril. Il vagabondait dans la rue depuis 3 jours avant les faits. « Même s’il avait bénéficié du sursis, il aurait été envoyé en détention dans un Centre de rétention administrative (CRA), détaille Me Bulteau dans sa réquisitoire. Pourquoi donc lui donner du ferme ? » L’attaque aux policiers joue sans doute dans la décision. L’avocate des parties civiles, Me Languer, invoque une « vie bouleversée » et des « dégâts psychiques » pour l’équipe de police. L’officier blessé bénéficie d’un mois d’ITT suite à la fracture de sa main.
Au Ballon, le matin, les conversations ont glissé rapidement dans des clichés racistes et un désir de se faire justice par soi-même. Une violence extrême d’une banalité déconcertante et décontractée. Z. U. , quant à lui, est surtout amer : « Je sais travailler dans le BTP, je sais écrire, je sais travailler comme soudeur. Mais la France n’a pas voulu me donner des papiers, alors je préfère que vous me renvoyez au Pakistan. »
Gaston Gonzalez est avocat spécialisé en droit des étrangers. Il exerce dans ce domaine depuis plus d’une décennie, et est inscrit aux listes des commis d’office pour les comparutions immédiates. En trois questions, il nous livre son interprétation de cette procédure et de se signification pour les étrangers.
Quel est le rapport entre les comparutions immédiates (CI) et les étranger·es, et notamment les personnes sans-papiers ?
Gaston Gonzalez : « Si la question est : est-ce que la plupart des CI ce sont des étrangers ? Bien sûr que oui. Et de plus, pour les personnes sans-papiers il y a rarement une autre issue que la prison. Cette situation est due aux garanties de représentations. Pour ne pas être jugé en CI, on vous demande des garanties de représentation, c’est-à-dire des preuves de votre identité, de votre domiciliation, d’avoir un travail. Quand on est sans-papiers, très difficilement on peut produire tous ces documents, y compris si on travaille et on a une bonne situation. On ne peut pas bénéficier de la possibilité de dire ‘je ne vais pas aller en prison tout de suite parce que je travaille, j’ai une maison...’ Et de toute façon, on n’essaye même pas de trouver une solution de réinsertion. On ne s’intéresse à ces personnes que pour les priver de liberté quand ils ont fait une connerie.
Ensuite, la tendance en ce moment est d’envoyer les personnes directement en CRA. Le plus souvent, elles vont rester 3 mois en rétention parce que les pays d’origine n’ont pas d’accords avec la France pour le rapatriement. »
Donc on utilise le CRA comme moyen de punition parallèle ?
G.G. : « Oui, on assiste à une ‘administrativation’ du droit pénal qui est très grave. Les procureurs usent et abusent de la voie administrative pour éloigner les personnes à travers les CRA. De cette façon, ces personnes n’ont pas le droit à un juste procès. On utilise les CRA comme un véritable bassin de délestage du pénal, ce qui a d’ailleurs des effets secondaires non-négligeables, puisqu’on retrouve en CRA des personnes avec des parcours très différents mélangées. D’ailleurs, les délais de recours contre la décision de rétention sont très brefs, et souvent les personnes n’ont pas accès à un avocat. J’ai remarqué, et ce n’est pas une observation scientifique mais personnelle, que les arrestations d’étrangers se font le plus souvent le vendredi. C’est justement pour qu’ils aient plus de mal à contacter un avocat dans les 48 heures du délai de recours. »
Quels sont les biais qui pèsent particulièrement sur les étrangers ?
G.G. : « Difficile de dire précisément quel biais jouent, mais à mon sens à tous les niveaux il y a une déformation qui agit contre les étrangers. Dans le système judiciaire, il y a 3 niveau de prises de décision entre l’arrestation et la condamnation : la police, le parquet et les juges.
La police a une tendance évidente à surveiller et contrôler les personnes qu’ils estiment être d’origine étrangère. Je suis tombé sur un dossier où le motif de l’interpellation était que la personne, racisée, était sur un vélo trop petit pour elle. En plus, évidemment, il y a une plus forte présence policière dans les quartiers populaires et mixtes. La police a aussi des quotas à remplir, et le plus facile pour atteindre ce but c’est d’interpeller les plus faibles. [À ce sujet, je te conseille le toujours actuel « La force de l’ordre » de Didier Fassin, publié en 2009, NDLR]
Les procureurs, eux, n’ont pas de quotas à remplir. Par contre, ils et elles sont des magistrats et donc des fonctionnaires. Illes doivent donc suivre des lignes-guide décidées par le pouvoir en place. De plus, les procureurs ont des relations étroites avec la police.
Et enfin, on a les juges. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la magistrature n’est pas très mixte. Elle est composé principalement de personnes blanches. Évidemment qu’il y a là un biais. J’ai assisté à des CI extrêmement violentes et rabaissantes pour les prévenus.
Personnellement, j’estime que cette situation dérive d’une chose entre autres : la France à très mal vécu la grande tempête de la décolonisation. Il reste énormément de non-dits et de complexes qui mènent à une idéologie xénophobe, mais on ne peut pas le dire parce qu’il y a cette croyance d’être le pays des lumières, qui a apporté les droits de l’homme au monde entier. »
CRA : Ce n’est pas le cri du corbeau, mais le sigle de Centre de rétention administrative. Ces lieux de privation de liberté existent depuis plus de quarante ans et ils servent à emprisonner les étrangers irréguliers sur le territoire français dans l’attente de les rapatrier. Ce rapatriement ne peut avoir lieu, comme le souligne Me Gonzalez, que si le pays d’origine de la personne concernée accepte son retour. Cela peut avoir lieu soit au cas par cas, soit parce que le pays a signé un protocole avec la France. En théorie, dans les centres ne peuvent pas être emprisonnées plus de 140 personnes à la fois. C’est pour cette raison que des nouveaux CRA sont construits actuellement soit à côté des anciens, soit dans des nouveaux emplacements. Joli, non ?
Fun fact : les CRA naissent d’une pratique policière parfaitement illégale. C’est l’affaire d’Arenc. La préfecture de Marseille achète en 1964 (juste après les indépendances, coïncidences?) un entrepôt à Arenc dans le port de Marseille et commence à y enfermer les étrangers en instance d’expulsion. Une pratique qui ne se base sur aucun texte de loi et mise en place sans contrôle judiciaire. La chose est révélée en 1975, et dans les années qui suivent les gouvernements successifs s’empressent de légaliser cette pratique. Finalement, c’est sous Mitterand, en 1981, que l’État français va admettre la possibilité d’enfermer les étrangers sur une base administrative avec la loi Questiaux. C’est la reconnaissance officielle du principe de pénalisation de l’immigration irrégulière. S’il vous fallaît une preuve que le droit vient après les rapports de force, la voilà.
Les CRA tombent depuis sous la juridiction de la police nationale, et pas de l’administration pénitentiaire. Ils sont donc sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et pas de celui de la Justice. Dans les décennies qui ont suivi la loi Questiaux de 1981, les gouvernements se sont surtout souciés d’augmenter la durée maximale de rétention légale : elle était de 10 jours en 1981, elle est maintenant de 90 jours. Plusieurs collectifs luttent contre les CRA, notamment à Paris, à Lyon, à Toulouse et à Calais. J’en parlerai sans doute dans un prochain épisode de la newsletter.
Pour aller plus loin sur le racisme structurel, sur la mauvaise foi et sur le rôle joué par les médias, un texte très intéressant paru en 2014 après l’homicide de Mike Brown a Ferguson. Rokhaya Diallo et Sihame Assbague y décryptent la disparition du prisme racial dans le traîtement des violences policières en France.
Les mineurs de l’ancienne école rue Erlanger à Paris, dont on a parlé dans la dernière newsletter, sont partis de l’école sur initiative de l’association Utopia56. Une partie d’entre eux à participé à une action menée par l’association devant le Conseil d’État. Ils ont été délogés violemment par la police. Des centaines de mineurs isolés dorment toujours à la rue à Paris, rappelle la journaliste Audrey Parmentier.
La Tunisie est au centre de l’attention en ce moment. Le pays du maghreb connaît une escalade de la violence depuis l’infâme discours de son président Kaïs Saïed. Des centaines de migrants subsahariens ont été expulsés illégalement et abandonnés à la frontière avec la Lybie, dans le désert. La société civile tunisienne réagit avec des manifestations de solidarité. L’Union européenne, quant à elle, a signé le 16 juillet avec Saïed un accord de coopération pour une tranche d’aides financières, dont 105 millions d’euros pour “lutter contre l’immigration irrégulière” (lire : verrouiller les frontières extérieures de l’UE). L’Italie était au premier rang des négociations, conclues entre Saïed, Giorgia Meloni, première ministre italienne, Ursula Von der Leyen, présidente de la commission éuropéenne et Mark Rutte, ex-premier ministre des Pays-Bas. Cette politique n’est pas nouvelle et extrêmement violente, elle concerne tout le Maghreb, rappelle Le Monde.
Giorgia Meloni a également rencontré, le 21 juin, Emmanuel Macron. Les deux ont parlé notamment de migrations, un sujet sur lequel illes ont beaucoup d’intérêts communs. Mais on a fait barrage.
Mark Rutte, quant à lui, a démissionné début juillet, en raison d’un texte de loi sur la migration qui a été jugé inacceptable par ses alliés de centre et de centre-gauche.
La politique d’externalisation des frontières montre ses effets. En mer méditerranée, les « garde-côtes » libyens ont tiré, depuis un bateau donné par l’UE, sur l’ONG Sos méditerranée, qui secourait des personnes en panne. Et des centaines de migrants sont portés disparus sur la route vers les Îles Canaries. Les îles espagnole sont un objectif de plus en plus prisé, vue la difficulté de passer par le Maroc.
À Mayotte, l’opération Wuambushu continue au delà de son délai initiale. Comme prévisible, nombre de personnes sont délogées sans solutions de relogement.
Le feuilleton éternel du texte de loi sur l’immigration, et le « bras de fer » entre le gouvernement et la droite, continue. Pas de « nouveau texte » en juillet, a annoncé Darmanin
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