Dans un contexte d'actualité sidérante, il est important de se focaliser sur des choses qui donnent de l'espoir. La lutte de plusieurs communautés Emmaüs du Nord-Pas-de-Calais pour la régularisation montre la voie.
Le mois dernier, je commençais mon édito avec un constat : c’est la merde. Et bien, ça n’a pas changé. Je ne te fais pas la liste des jérémiades, il y aurait de quoi remplir plusieurs newsletter. Mais il y a un mois je concluais aussi l’édito avec une (auto)exhortation à lutter. Ce mois-ci, je mets en images la lutte des compagnon.nes d’Emmaüs (un statut particulier, propre à Emmaüs, voire plus bas) dans les communautés du Nord. En juin, la communauté de Saint-André-lez-Lille, la Halte Saint-Jean, était visitée par la police judiciaire dans le cadre d’une enquête pour traite d’être humains et travail dissimulé. Un article de Streetpress mettait en lumière dans la foulée les pratiques à la limite de l’esclavagisme qui auraient été courantes au sein de la communauté. Et face au déni de la direction, les compagnon.nes sans papiers ont commencé une grève qui dure toujours. Iels ont été suivi par d’autres communautés du Nord.
Une autre lutte a eu des effets immédiats : le 17 octobre, plusieurs dizaines de travailleurs sans-papiers ont déclaré la grève et occupé le chantier de l’Aréna à Porte de la Chapelle. Le travail des sans-papiers est essentiel sur les chantiers des JO, et la grève à réussi en même temps à bloquer les entreprises et à visibiliser la situation des travailleurs. Après un seul jour de blocage, l’ensemble des grévistes ont arraché des accords-cadre pour la régularisation à leurs entreprises. Pour l’instant, il ne s’agit que de promesses.
Ces luttes sont liées à d’autres, de plus longue haleine : celle contre la loi Darmanin en cours de discussion, celle contre le racisme et les violences policières, celle pour la décolonisation, celles contre les guerres… Être dans ces luttes ou les soutenir n’est pas toujours une balade de santé, ça l’est même rarement, et parfois l’espoir manque. Mais c’est important de les mettre en avant, de montrer qu’il est possible d’agir collectivement pour changer les choses.
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Tous les mois (ou presque) un article, un entretien, une analyse pour approfondir un sujet lié à la migration.
La communauté Emmaüs de la Halte-Saint-Jean est en grève depuis plus de 5 mois. Les compagnon.nes dénoncent un système d’exploitation basé sur le mirage d’une régularisation qui n’est jamais arrivée. Certain.es ont travaillé plusieurs années 40 heures par semaine, dans des conditions déplorables et pour une indemnisation ridicule. Le statut de compagnonnage prévoit d’être logé.e et nourri.e, plus un pécule de 250 à 300 euros qui n’est pas considéré comme une rémunération, puisque le ou la compagnon.ne n’est pas un.e travailleur.se salarié.e.
Depuis, une enquête a été ouverte pour traite d’êtres humains et travail dissimulé et trois autres communautés ont rejoint le mouvement de grève dénonçant des abus similaires : Grande-Synthe, Tourcoing et Nieppe. En fin d’été, les compagnon.nes de Grande-Synthe ont dû supporter plusieurs face à face avec la police, appelée à dégager le piquet de grève par la direction. Ceux de Tourcoing, en revanche, ont arrêté le mouvement de grève en octobre suite à la nomination d’une nouvelle direction et l’annonce d’un audit sur la communauté.
Emmaüs France a, de son côté, pris des mesures contre les directions des communautés de Saint-André et de Grande-Synthe, mais l’organisation nationale a également mis en avant son pouvoir limité vis-à-vis de l’autonomie des communautés. Entre temps, les compagnon.nes de Saint-André-lez-Lille qui ont initié le mouvement ont occupé leur bâtisse. Jeudi 23 novembre, la police est intervenue à la communauté pour mettre fin au piquet de grève qui se déroulait tous les jours sur le trottoir devant la bâtisse. La préfecture a parlé de “faire cesser des troubles à l’ordre public”. La CGT et le Comité Sans Papiers du Nord (CSP 59) ont dénoncé des violences policières.
La communauté de Nieppe, dernière arrivée dans le mouvement de grève, fait aussi face à une direction sourde aux revendications et qui a demandé l’intervention de la police.
Ci-dessous, des photos prises aux communautés de Saint-André-lez-Lille et de Tourcoing en septembre dernier.
La Halte-Saint-Jean à Saint-André-lez-Lille, première communauté à se mettre en grève. Photo Giovanni Simone
Saint-André-lez-Lille est une ville pavillonnaire en banlieue de Lille. Dans un cadre plutôt tranquille, la communauté Emmaüs, couverte de banderoles, saute à l’œil. Ici les compagnon.nes qui ont commencé la grève des Emmaüs ont habité et travaillé, certain.es plusieurs années. Sur le trottoir devant la grande maison, un barnum rouge prêté par la CGT abrite une vingtaine de compagnon.nes. Un grand bruit se lève régulièrement du piquet, quand les compagnon.nes sonnent leurs tambours et entonnent des chants.
La directrice de la communauté, Anne Saigner, était également présidente du réseau de communautés Emmaüs du Nord-Pas-de-Calais. Lorsqu’elle a pis connaissance de l’enquête sur sa communauté et de l’article publié sur StreetPress, elle a organisé une manifestation pour soutenir la direction, devant la communauté. “C’était la goutte de trop, lance Alixe, porte-parole des compagnon.nes en grève. C’est une humiliation qu’on ne pouvait pas supporter, d’aller au travail et d’avoir ces gens qui nous huaient et qui criaient ‘Anne on est avec toi’.”
Au piquet de grève, les compagnon.nes jouent régulièrement de la musique. Photo Giovanni Simone
“Emmaüs, y en a marre, l’esclavage, c’est fini!” ou encore “Hier colonisés, aujourd’hui exploités, aujourd’hui, aujourd’hui régularisés.” Les compagnon.nes chantent et dansent au rythme de tambours plusieurs fois dans la journée, pour se faire entendre. Une mise en lumière qui fait le contrepoint à l’invisibilisation que subissent les sans-papiers dans tous les domaines de leurs vies.
Une des banderoles à l'entrée de la Halte-Saint-Jean met en avant une révendication simple mais fondamentale. Photo Giovanni Simone.
“On nous faisait travailler 40 heures par semaine, témoigne Happy, porte-parole des compagnon.nes de Saint-André. Pour 250-300 euros par mois, et ils nous prenaient le prix du loyer dans la paye !” Les compagnon.nes ont tenu plusieurs années en poursuivant le mirage d’une régularisation. Mais la Halte-Saint-Jean est l’une des rares communautés Emmaüs à ne pas avoir l’agrément de l’État pour les régularisations, l'OACAS (Organismes d'accueil communautaire et d'activités solidaires). Les compagnon.nes soutiennent d’avoir été escroqué.es : “Pourquoi aurais-je travaillé comme ça, sinon ? Évidemment que j’attendais une régularisation”, lâche Happy.
L'entrepot Emmaüs de Tourcoing, à quelques mètres de la gare. Photo Giovanni Simone
Tourcoing est la troisième communauté à avoir rejoint la grève, fin août. La grève a été tout de suite très suivie au sein de la communauté. Les CDDI (CDD d’insertion), les salarié.es et les compagnon.nes ont formé un groupe uni. Peut-être grâce à cette solidarité, la grève a été la plus brève parmi celles des communautés Emmaüs et la direction a été changée dès le mois d’octobre, avec un audit externe lancé sur la communauté.
Parmi les actions de soutien de la CGT et du CSP 59, une campagne d'affichage mettant en avant les compagnon.nes. Photo G.S.
Ibrahim est en France depuis 4 ans, dont 9 mois à Emmaüs. "Il faut une régularisation, on ne fait rien en Europe sans les papiers." Ph. G.S.
Dans l'entrepôt, les compagnon.nes discutent, font des réunions, mais ont aussi des loisirs. Photo Giovanni Simone
Les grévistes de Tourcoing mettent en avant les mêmes problèmes qu’à Saint-André. “Pendant deux ans et demi, je n’ai entendu que des promesses, lance Achraf, porte-parole des compagnon.nes. J’ai cru qu’en France il n’y avait que des pâtes, parce qu’on nous donnait que ça” , dit-il, sarcastique. Le compagnon est diplômé en gestion de trésorerie, il vient du Maroc. À Emmaüs, il formait les responsables. “J’étais exploité pour former des salariés qui auraient gagné plus que moi. Si c’est une association qui fait ça, comment ils gèrent les autres boîtes qui ont juste le principe du profit ?”
Le repas de midi, c'est toustes ensemble. Karim, 18 ans, vient de la Tunisie. Il est à Emmaüs depuis quelques mois. Photo Giovanni S.
La préparation des sandwichs pour tous les grévistes met à l'oeuvre plusieurs personnes. Photo Giovanni Simone
Les grévistes sont soutenu.es par la CGT et le CSP 59 à travers des manifestations, de la présence sur les piquets et de la mise à disposition de matériel, mais également à travers les caisses de grève. Sans cette participation, les compagnon.nes n’auraient pas de quoi se nourrir depuis le début de la grève.
Sama et Achraf, délegués des compagnon.nes, dans un moment de pause avant le repas. Photo Giovanni Simone
Les grévistes mettent en avant la condition de faiblesse dans laquelle iels sont plongé.es, qui les rends exploitables. Une des compagnon.nes, qui préfère rester anonyme, est en France depuis 4 ans. Ses demandes d’asile ont été refusées 2 fois, malgré le fait qu’elle vienne du Soudan, un pays en guerre, et que ses 3 enfants soient scolarisés en France. “Pour nous c’est une raison de vie, tranche Achraf, sérieux. On ne va pas lâcher parce qu’on ne peut pas vivre sans dignité.”
Un mot ou une expression décortiqués pour mieux comprendre les débats et le racisme contemporain.
Ensauvagement. Face au drame de Crépol, près de Romans-sur-Isère, où le jeune Thomas a été tué par arme blanche lors du bal du village, l’extrême droite à essayé d’occuper l’espace médiatique. Le mot d’ordre a été “ensauvagement”, une expression devenue monnaie courante depuis quelques années. Employé immédiatement par l’extrême droite, ce mot à été relayé par le ministre de l’Intérieur G. Darmanin, qui a parlé de “Faillite générale de de notre société” après avoir déclaré “ça s’appelle l’ensauvagement” sur le plateau de C à vous. Les médias se sont rués sur cette vulgate, qui fait référence directe à une guerre de civilisations, ou pire : une guerre de la civilisation contre la barbarie, les sauvages, les ensauvagés. Cette narration a donné lieu à des actes bien trop concrets : samedi 25 novembre, un groupuscule d’extrême droite, guidé par un certain Léo Rivière-Prost, AKA “ Gros Lardon”, a mené une ratonnade dans le quartier de la Monnaie, à Romans-sur-Isère. Évidemment, l’identité des assaillants du jeune Thomas n’est pas publique, même s’il paraît que les fascistes auraient eu accès à une liste des enquêtés, un énième signal grave du lien entre les forces de l’ordre et l’extrême droite. Mais le but de cette descente n’était pas de trouver les coupables, c’était de terroriser et punir avec la violence un quartier populaire, supposément habité par un grand nombre de personnes d’origine étrangère. Quand on parle de la force des mots.
“Ensauvagement” a une qualité particulière : rien n’indique explicitement que ce mot est raciste. Celui ou celle qui l’emploie peut aisément affirmer qu’il parle de “la montée de l’insécurité” ou de “phénomènes de violence”. En 2020, le New York Times avait déjà dédié un article à ce mot, lorsque l’obstiné Darmanin avait fait rentrer l’expression dans le mainstream. Surprise : il s’agit d’un mot aux relents racistes, d’extrême droite et strictement liés à une certaine histoire que la France a du mal à accepter et réparer.
Le mot “ensauvagement” fait référence au retour à un état “sauvage” d’un groupe de personnes ou de la société entière. Le sous-entendu, ici, c’est que les immigrés, les anciens colonisés, amènent la sauvagerie dans la société française. Mais, autre surprise, la France a une très longue histoire de colonisation, et c’est l’un des pays européens qui a le plus insisté sur sa mission civilisatrice, au point d’en faire un impensé culturel. Pour la petite histoire, Aimé Césaire avait essayé de renverser le stigmate, en affirmant que la colonisation avait produit un ensauvagement de l’Europe, qui a eu comme produit le nazisme. Les ensauvagés seraient donc les fachos qui défilent avec des barres en fer à Romans, et pas leurs cibles. Peut-être qu’Aimé Césaire avait bien vu.
Morale de l’histoire : jamais juger du contenu d’un mot par sa définition littérale. Et si c’est des fachos qui l’emploient, c’est très probablement fasciste.
En vrac, l’actualité du mois, des approfondissements et d’autres joyeusetés.
Tout d’abord, des articles pour approfondir le sujet de la ligne rouge du mois : le premier article, fondamental de Streetpress et le suivant, faisant état de l’extension de la grève. Reporterre a également publié un reportage début octobre sur la lutte en cours, tout comme Rapports de Force qui a publié son article le 30 novembre.
Face à cette grève, Le Monde met en évidence le paradoxes du modèle des régularisations en place depuis 2018 pour Emmaüs, alors que la Croix parle de “modèle en crise”. Pour finir, Reporterre avait déjà publié deux enquêtes en 2022 sur d’autres communautés Emmaüs.
Pour ce qui est de l’actualité : l’Italie a signé un accord avec l’Albanie le 6 novembre dernier, prévoyant la construction de deux structures dans le pays balkaniques pour emprisonner les demandeurs d’asile en attente que leur demande soit examiné. L’accord ne regardait pas les migrant.es sauvé.es par les ONG, mais uniquement celles et ceux récupéré.es par la marine italienne. L’accord a été jugé hors de la législation européenne, et a reçu des fortes critiques, mais il devrait tout de même être soumis à la votation du parlement.
L’Italie a également réintroduit des contrôles à sa frontière avec la Slovénie, une violation des accords de Schengen qui est monnaye courante désormais (la France a fermé ses frontières avec l’Italie depuis 2015, voir ma dernière newsletter).
Les Pays-Bas ont élu comme premier parti le PVV (parti pour la liberté). L’organisation islamophobe d’extrême droite de Geert Wilders remporte 35 sièges aux législatives, et devient incontournable pour toute alliance de gouvernement. Dans le cas où t’aurais des doutes sur les conséquences d’une telle élection, regarde ce qui se passe en Suède depuis l’élection de l’extrême droite.
Au Pakistan, les réfugiés Afghans avaient jusqu’au 30 octobre pour quitter le pays. Un ultimatum qui a engendré énormément de départs, des exactions et de la violence, alerte Human Rights Watch.
La loi Darmanin sur l’immigration a passé l’examen du Sénat lourdement modifiée. Évidemment toute référence à la régularisation, déjà vivement critiquée, des travailleurs sans papiers a disparu. À la place, le Sénat a discuté la suppression de l’AME (Aide médicale d’État), ce qui n’a pas manqué de faire un tollé. Cette loi assume une forme de plus en plus violente, apte a être votée par LR, mais également par l’extrême droite. Darmanin n’a d’ailleurs pas manqué de signaler aux députés LR toutes les mesures répressives adoptées par le Sénat et conservées par la commission des lois de l’Assemblée, qui a approuvé le texte samedi 2 décembre, écrit Le Point. Le Monde a retracé l’histoire des textes de loi sur l’immigration, 117 depuis 1945. Presque deux par an en moyenne.
Enfin, aujourd’hui 3 décembre c’est le 40ème anniversaire de la marche pour l’égalité et contre le racisme, cette “marche des beurs” qui avait mené des fils d’immigrés de Marseille à Paris en plus d’un mois et qui avait produit des énormes manifestations. Le Monde a retrouvé certain.es des jeunes à l’origine de la marche. Le constat est amer.
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