Fin août, les associations et collectifs de solidaires autour de la frontière franco-italienne entre Vintimille et Menton ont alerté sur la situation catastrophique au sein du poste de frontière de Menton. Une nouvelle qui fait écho avec la fermeture de plus en plus brutale des frontières internes et externes de l'UE.
On va pas se le cacher : c’est la merde. Il y a tellement de mauvaises nouvelles que je ne sais pas comment commencer cet édito. L’Europe vire à l’extrême droite sans s’en trop se cacher (voire par exemple les demandes de référendum sur l’immigration en France, ou les réformes en Italie et dans le Royaume-Uni), et les dernières nouvelles sur le front italien sont catastrophiques. Tous les vautours du monde politique ont profité de la situation à Lampedusa pour afficher encore plus de fermeté, pendant que les exiléEs continuent de mourir pour arriver en Europe. Et ces shows ne sont pas uniquement symboliques, ils produisent des conséquences concrètes. Centres de rétention partout, expulsions plus fréquentes, détentions de 18 mois au lieu de trois, plus de moyens à la police aux frontières, chasse aux solidaires… La liste est longue [voir à la fin de la newsletter, la section Débordements pour plus de précisions].
Mais une personne m’a dit récemment : « Parfois j’en ai marre d’entendre que tout va mal. Oui c’est la merde, et alors ? On ne va pas arrêter de lutter, au contraire. » On ne va pas arrêter, on ne peut pas se le permettre. Alors accrochons-nous aux bonnes nouvelles, au petites victoires, aux personnes qui nous entourent. Tissons des liens, construisons des relations, luttons. Bonne lecture.
Merci à tousTEs ceLLEux qui me lisent et me font des commentaires. Cela me fait avancer énormément et ça me donne de la matière à réfléchir. Si la newsletter vous intéresse, n’hésitez pas à en parler autour de vous et à faire suivre ! Si vous la recevez pour la première fois, pour s’inscrire et pour voir le dernier épisode (pas les précédents pour un souci de changement de plateformes), ça se passe ici.
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Allez à la case prison sans passer par le départ. C’est la carte “imprévus” du monopoly, mais dans la vraie vie. Pour les exiléEs qui tentent de passer la frontière entre la France et l’Italie, les dés sont pipés. Les expériences de détention se répètent encore et encore, accompagnées de maltraitances, de misère et de racisme systématisé.
Une capture d'écran de la vidéo publiée par les associations, prise dans le poste de frontière de Menton.
Fin août, plusieurs associations et collectifs opérant des deux côtés de la frontière ont alerté sur la situation au poste de frontière de Menton. Jusqu’à 78 mineurs étrangers y ont été enfermés pendant plusieurs jours, dans des containers. Une vidéo à l’appui, les associations et collectifs des deux côtés de la frontière ont dénoncé une situation insoutenable et complètement illégale de détention, surtout pour des mineurs qui devraient être pris en charge par la protection de l’enfance. Dimanche 27 août, une manifestation de solidaires, italiens et français, a lieu devant le poste de frontière, à Menton. La Paf (police de l’air et des frontières), mise en porte-à-faux, a libéré les mineurs isolés. Ces derniers se sont retrouvés sans solutions d’hébergement : à Nice, on leur a opposé un manque de places dans le dispositif d’accueil. Ils ont passé plusieurs jours dans le centre-ville (OU), avec la seule assistance des associations solidaires.
Cet enfermement de plusieurs dizaines de mineurs, fin août, a été relevée par les solidaires du côté italien. Iels sont présentEs tous les jours à la frontière pour apporter du soutien à celles et ceux qui sont refouléEs de la France vers l’Italie. « Un jour on a parlé avec un homme visiblement très jeune, détaille Radis1, membre du collectif Progetto 20K, basé à Vintimille. Il nous a raconté qu’il y avait énormément de jeunes à la Paf. » Le récit d’un des mineurs, publié avec un communiqué de presse le 25 août, est très précis. « Je suis monté dans le premier train pour Nice dimanche 20 août au petit matin. A la gare de Menton Garavan, la police française me contrôle […] Quand je suis arrivé [Au poste de frontière N.D.A.], on m’a fait entrer dans une pièce où il y avait déjà beaucoup de personnes comme moi, des mineurs [...] Il y avait une quarantaine de personnes environ. Certains étaient déjà là depuis deux jours ». Ce jeune et d’autres ont été renvoyés vers la police italienne le mardi 22 août, 48 heures après son interpellation. Ils sont sortis du poste de frontière avec une OQTF (obligation de quitter le territoire français), et une IRTF (interdiction de retour sur le territoire français), et après avoir subi une prise d’empreintes et une identification les cataloguant comme majeurs. « Cela arrive souvent que les mineurs soient réfoulés, mais la police italienne les ramène immédiatement en France, témoigne Radis. Ils font un ping-pong. Cette fois-ci, ils ont fait en sorte que ce ne soit pas possible. »
Les associations et collectifs solidaires se sont mis en réseau pour documenter la situation, apporter du soutien et communiquer. WeWorld, une ONG italienne présente à Vintimille, a pu communiquer directement avec la Paf et vérifier la situation. « On a été alerté par un ami qui travaille du côté français, rembobine Jacopo Colomba, chef de projet pour WeWorld à Vintimille. Il y a eu des détentions qui ont duré jusqu’à 5 jours. C’est la première fois que la Paf remet officiellement en question l’âge des jeunes qui a été enregistré en Italie2. » Certains jeunes auraient également été à nouveau interviewés pour prouver leur minorité. « On connaît au moins deux cas de jeunes qui ont subi un contrôle de minorité extrêmement rapide, explique Jacopo Colomba. Ils ont eu droit à 10 minutes d’entretien téléphonique avec un assistant sociale. C’est hors de tout cadre légal. »
La détention, de mineurs comme de majeurs, à la frontière italienne est pratique courante depuis 2015 et la fermeture des frontières intérieures à l’UE. Cette fermeture, exceptionnelle dans le cadre des accords Schengen, est renouvelée par la France tous les 6 mois sur la base d’une « menace exceptionnelle ». Ces renouvellements ne peuvent pas dépasser les 2 ans, légalement. La cour européenne a récemment établi que les « refus d’entrée » opposés par la Paf aux exiléEs tentant de passer la frontière sont illégaux. C’est tout un système de refoulement qui se base sur ces zones grises juridiques, y compris dans la détention. « La privation de liberté dans les locaux de la Paf n’a absolument aucun cadre légal, lance Amélie Blanchot, responsable des frontières intérieures chez Anafé (Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers). Et d’autant plus pour les mineurs non accompagnés. Ils sont enfermés et refoulés en violation du droit international et des recommandations du comité des droits de l’enfant de l’ONU. » Comme Jacopo Colomba, Amélie Blanchot pointe le « souci avec le fonctionnement de la Paf et du département [chargé de la prise en charge des mineurs à travers l’Aide sociale à l’enfance, N.D.A.], qui provoque une longue durée d’enfermement. »
Une tentative de carte de la frontière faite par mes soins. Donnez-moi mon master en géo.La situation critique de fin août est loin d’être exceptionnelle dans sa nature. « On observe cette pratique d’enfermement des mineurs depuis plusieurs années, témoigne Amélie Blanchot. Ce qui est nouveau cette année, c’est la durée d’enfermement et la quantité de mineurs présents. » En avril dernier, une situation similaire avait donné lieu à une forte médiatisation de la frontière dans les médias italiens et dans la presse locale en France. Un gymnase avait été réquisitionné à Nice par la préfecture pour héberger les mineurs en attente d’être pris en charge. « Depuis le début de l’année, on observe une augmentation des mineurs non accompagnés sur le territoire, analyse Jacopo Colomba. Début mai, il y a eu un pic et un tour de vis dans le contrôle de la frontière. »
Le dispositif de contrôle ne se limite pas uniquement au poste de frontière de Menton. La vallée de la Roya, rendue célèbre par la mobilisation citoyenne en faveur des exiléEs et symbolisée par Cédric Herrou, est également un territoire d’exception. « La Roya est enclavée, tranche Suzel Prio, membre du collectif Roya Citoyenne. Il y a énormément de contrôles au faciès sur les trains, même violents comme récemment à Breil-sur-Roya. Nous observons que la maltraitance s’aggrave depuis quelques temps. » La Roya est un territoire particulier, où les luttes des solidaires ont eu une écho nationale et ont mené à un statu quo avec la préfecture. « D’habitude, tousTEs les exiléEs qu’on rencontrait ici on pouvait les emmener à Nice pour la demande d’asile sans être arrêtés, détaille Suzel Piro. Depuis décembre, c’est la gendarmerie qui les emmène. Il ne s’est rien passé de grave pour l’instant, mais on est préoccupéEs, c’est mauvais signe. »
Que s’est-il passé alors cette année à la frontière de Vintimille ? Si on a pu observer une augmentation des exiléEs présentEs sur le territoire, c’est surtout une politique de plus en plus répressive qui les attend. Du côté italien, l’élection du maire d’extrême droite Flavio Di Muro (Fratelli d’Italia, le parti de Giorgia Meloni) a précipité la situation. Seulement quelques jours après sa prise de fonctions, le maire a fait démanteler le camp informel des exiléEs, sous un pont autoroutier entre le fleuve et le cimetière. « Maintenant, des agents de sécurité surveillent les points d’eau au cimetière pour que les gens ne puissent pas boire ! Se scandalise Jacopo Colomba. Et la police est présente 24h sur 24 au parc, c’est du jamais vu. » Le nouveau préfet a contrebalancé ces politiques avec la création des PAD (Points d’accueil diffusé). « C’est une goutte d’eau dans la mer, tranche le salarié de WeWorld. Pour l’instant, ils ont crée 20 places pour femmes seules ou familles. Cela s’ajoute à celles qui existaient déjà avec Caritas. C’est symbolique, mais ce n’est pas assez. » La réponse française à la présence croissante d’exiléEs sur le territoire frontalier est un tout-répressif. Autrement dit, rien n’a changé dans la nature de la frontière franco-italienne. Seulement, la répression de la migration augmente en intensité.
Les frontières se font également écho entre elles. Le nombre record d’arrivées sur l’île de Lampedusa, dans le sud de l’Italie, a permis aux politiques de braquer les projecteurs sur la migration. Un décret approuvé le 18 septembre prévoit la création d’un CPR [Centro di permanenza per il rimpatrio, l’équivalent des CRA en France] dans chaque région, et surtout le prolongement des durées de détention à 18 mois. Le maire de Vintimille Flavio Di Muro a proposé la ville comme lieu de création d’un CPR, mais le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi, en visite à la frontière le 2 octobre, a démenti. Il est plus probable que le nouveau CPR sera construit à Imperia, dans la même province que Vintimille. Du côté français, les choses ne vont pas mieux. Gérald Darmanin a sauté sur l’occasion et s’est pointé à Menton le 12 septembre. Ses annonces ? Un redoublement des policiers et gendarmes déployés à la frontière (ils vont être plus de 320) et un élargissement du poste de la Paf. « À mon avis, c’est des manœuvres politiques, conclut Radis. Ils en profitent pour faire monter leur propagande et se faire mousser. Je vois mal la France se faire submerger par 70 mineurs non accompagnés. »
Contactés, la préfecture des alpes maritimes et le département n’ont pas donné suite à mes demandes d’entretien.
1 Le prénom a été modifié pour protéger l’anonymat
2 Selon la procédure Dublin, les exilé.es qui souhaitent se régulariser doivent le faire dans leur pays de première arrivée. Cette procédure implique une vérification de l’âge et une prise de photo et d’empreintes digitales qui sont partagées avec tous les pays de l’UE.
Un mot ou une expression décortiqués pour mieux comprendre les débats et le racisme contemporain
Toute la misère du monde. Il l’a dit. Il a utilisé l’argument de comptoir définitif. Celui capable de clore tout débat sur la migration. Emmanuel Macron a parlé d’immigration le XXXX dans une allocution en présence de journalistes, exercice dont il connaît le secret. Le chef de l’État (!) a répondu aux questions sur l’immigration : « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». L’occasion de décortiquer cette formule banale et scandaleuse, mot par mot.
Commençons par misère. En employant ce terme, on fait trois mouvements. En premier lieu, on déclare que c’est bien la misère que l’on ne peut pas accueillir. En effet, pour les rois il n’y a pas de soucis. C’est bien les pauvres que l’on ne veut pas. Ensuite, on assimile tous les exiléEs à des misérables. Cela est faux, la migration regroupant les classes sociales les plus disparates. En réalité, ce sont les politiques de non-accueil qui provoquent la misère chez les exiléEs. Enfin, on cache la réalité plus large de prédation néo-coloniale dans les pays d’origine des migrantEs. On dit « misère » comme une fatalité. Elle est là, on y est pour rien.
On vient donc au Monde. C’est une synecdoque, la figure rhétorique où on l’on nomme le tout pour en désigner une part. Parce que évidemment, ce n’est pas du monde entier que le président parle ici. « le Monde », associé avec « misère », c’est le tiers-monde. Et encore, pas tout. Vous souvenez-vous des réfugiéEs d’Ukraine ? Étaient-iels « toute la misère du monde » ? Peut-être, mais iels étaient blancHEs, surtout. Encore une fois, un réflexe néocolonial et raciste.
Et enfin, le maître mot de la formule. Toute. Le mot définitif, qui rend aveugle celleux qui le prononcent et qui l’entendent. TOUTE la misère du monde, cela veut dire que derrière chacunE il y a TOUTE la misère du monde. Vous ne verrez plus Puya, informaticien en fuite du régime iranien, ou Karim, jeune diplômé au chômage tunisien à la recherche d’une meilleure vie, ou encore Moussa, qui fuit la misère au Tchad. En les regardant, vous verrez toute la misère du monde qui toque à votre porte. C’est trop, n’est ce pas ? Voilà l’efficacité perverse de la formule : déshumaniser l’autre, le rendre un symbole sans contexte, sans histoire, sans raisons d’être, sans volonté, et dans le même mouvement se désengager de toute responsabilité possible, historique et présente.
En vrac, l’actualité du mois, des approfondissements et autres joyeusetés.
Plein de choses ont eu lieu depuis la dernière newsletter, au mois de juillet. Ici je mets en vrac que ce qui a attiré mon attention.
D’abord la situation en Italie, où Giorgia Meloni est parvenue à faire approuver un décret ultra-punitif sur la migration. Le plan du gouvernement prévoit un passage à 18 mois pour le temps de rétention maximale dans les CPR (il était de 90 jours jusqu’ici) et des nouveaux centres un peu partout en Italie. La première ministre a essayé également d’obtenir un blocus maritime de l’Union Européenne pour bloquer les bateau des exiléEs. À défaut de ça, elle impose aux navires de sauvetage de s’eloigner des zones de naufrage, détaille Basta ! . Une politique meurtrière.
À Lampedusa, l’arrivée de milliers de personnes en même temps a déclenché les passions de l’extrême droite. Parmi la tonne d’articles à ce sujet, je conseille cet édito très intéressant sur le « duplex » de Marion Maréchal, en direct pour BFMTV depuis l’île italienne.
L’UE a également « réagi » à la « crise » de Lampedusa. Von der Leyen, présidente de la commission européenne, s’est rendue sur place. Entre-temps, le pacte européen sur la migration et l’asile, qui devrait réformer les normes de Dublin, est retourné au centre des débats.
Encore un édito. Guiti news se penche sur la volonté des politiques de gauche de donner une empreinte “humaniste” à la nouvelle loi immigration à travers l’embauche d’exiléEs exerçant des métiers stratégiques. Un positionnement en deçà des vraies valeurs humanistes selon Guiti.
La newsletter féministe Impact s’est penchée sur le traitement discriminatoire envers les réfugiées syriennes au Danemark.
Autre excellent approfondissement dans la newsletter Autoritharian Tech, où l’on découvre (surprise!) que l’industrie de la surveillance se gave illégalement de données personnelles grâce aux contrôles aux frontières.
Le Monde a publié une intéressante série d’articles sur l’externalisation des frontières de l’UE dans l’Afrique du nord.
Reporterre fait le lien entre la crise climatique et la paranoïa anti-migrants dans le nord de la Grèce.
Les JO approchent, on parle beaucoup de punaises de lit et de « nettoyer Paris ». Mais on applique le même raisonnement aux personnes à la rue, notamment aux personnes en migration. Selon Franceinfo, 1600 personnes auraient été déplacées de Paris vers les « Sas d’accueil temporaire » en régions depuis la mi-mars.
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