Saltafossi #9 - Faire un film sur l'exil en exil

Entretien avec Rohid Rahimi, protagoniste de "Nouveau monde".

Saltafossi
6 min ⋅ 09/04/2024

Édito

Situation politique oblige, cette newsletter traite d’histoires de répression, de lutte, de défaites parfois. Fort heureusement, il n’y a pas que ça. Les histoires de belles rencontres, de victoires, de joie sont tout aussi présentes et importantes à transmettre. Ce mois-ci, un entretien avec Rohid Rahimi, jeune acteur protagoniste du long-métrage Nouveau monde, nous permet de parler d’exil et de rencontres à travers le cinéma.

Une petite nouveauté : j’ai ouvert un blog sur médiapart, où je vais poster les “lignes rouges” de chaque mois et, si j’arrive à trouver le temps, quelques billets et réflexions, des conseils de lecture et cetera. Bref du contenu un peu moins long que cette newsletter qui demande beaucoup de temps à être lue mais aussi à être écrite. D’ailleurs, comme vous l’aurez remarqué, c’est compliqué pour l’instant de garder une régularité. J’espère arriver à garder une cadence mensuelle dans les prochains mois, mais sinon, l’important c’est que ça vous intéresse !

Merci à toustes celleux qui me lisent et me font des commentaires. Cela me fait avancer énormément et ça me donne de la matière à réfléchir. Si la newsletter vous intéresse, n’hésitez pas à en parler autour de vous et à faire suivre ! Si vous la recevez pour la première fois, pour s’inscrire et pour voir les épisodes à partir du 5e (pas les précédents pour un souci de changement de plateformes), ça se passe ici.

La ligne rouge

Tous les mois (ou presque) un article, un entretien, une analyse pour approfondir un sujet lié à la migration.

Le film Nouveau monde, de Vincent Cappello, a été projeté au festival du premier film d’Annonay, début février. Rohid, le personnage principal, est un mineur afghan qui vient d’arriver en France et doit travailler pour envoyer de l’argent à sa mère, rackettée par les talibans. Au fil des rencontres, il trouve sa place dans ce nouveau monde.

L’acteur principal, Rohid Rahimi, a vécu à travers ce film sa propre arrivée en France, l’apprentissage du français et ses débuts dans le cinéma. Il a accepté de raconter son expérience pour Saltafossi.

Comment vous avez commencé à travailler à ce projet?

“J’ai connu Vincent à un atelier de théâtre dans un centre de France Terre d’Asile. C’était la deuxième semaine que j’étais en France et au bout d’une semaine je l’ai connu, il était pas aussi fort dans les activités sportives et informatiques qu’il était dans le théâtre, il nous a proposé des activités théâtrales. Il avait deux semaines de vacances et il nous a proposé de venir tous les jours pour monter une pièce de théâtre. Le premier jour il me voit jouer et il me dit ‘Mais tu joues bien! t’es acteur?’ ; ‘Oui Vincent j’étais acteur en Afghanistan’ ; ‘Mais tu me l’as jamais dit!’ Je lui ai répondu: ‘tu me l’as jamais demandé’. (rit)

Après le spectacle il m’a proposé de faire ce film. Je n’ai pas répondu tout de suite, j’ai dit que j’avais besoin de temps pour réfléchir. J’y ai beaucoup pensé parce que j’avais confiance en personne, j’étais mineur, je connaissais pas Vincent… Mais je me suis dit que soit je prenais le risque soit j’allais rester sur place. J’ai accepté et on a commencé à jouer.”

Comment avez-vous vécu les débuts ?

“Les débuts ont été très difficiles parce que je ne connaissais personne en France, je ne parlais pas un mot de Français (tout ce que je parle maintenant je l’ai appris pendant le tournage). Je ne connaissais pas Vincent et il avait 15 ans de plus que moi, j’avais peur aussi d’être piégé par les gens. Mais sans prendre les risques la vie n’a pas de goût, il faut prendre le risque et avancer. Le début a été hyper-compliqué, on communiquait en anglais (Vincent ne le parle pas bien). Mais on a avancé comme ça, jour après jour, mois après mois, et année après année quoi! (rit)”

À quel moment vous avez été complètement convaincu par ce film?

“Au moment où il m’a expliqué ce film, c’était la vie d’un jeune afghan prénommé Ahmed qui était en France depuis des années et qui galérait, qui devait envoyer de l’argent à la famille menacée par des talibans. Je me suis dit, voilà c’est une bonne raison, raconter cette réalité-là c’est important, je l’ai fait un peu pour les Afghans. Et puis pour moi aussi : c’était une façon d’apprendre le Français, de connaître les gens qui m’entourait, de faire une expérience dans le cinéma français… Ça m’a donné beaucoup de choses.”

Pourquoi avez-vous fait ce film ?

“Pour la génération d’aujourd’hui, l’étranger ou le monde des réfugiés c’est une misère et une pauvreté. En fait non, les réfugiés ne sont pas là que pour travailler ou pour l’argent. Derrière chaque réfugié il y a une politique, une culture, une richesse, il y a tout normalement. Il faut rentrer dedans, il faut connaître, derrière chaque étranger il y a une histoire différente.

Après une projection du film un homme m’a posé une question qui m’a énervé, il voulait savoir pourquoi on choisit la France, pourquoi on vient prendre le travail… Je lui ai dit non, on ne choisit pas la France, on veut juste un endroit où on peut continuer nos études, notre travail et cetera… Pour moi c’est ça qui est important, montrer cette réalité dans le cadre du film.”

Y a-t-il eu des moments où vous vouliez arrêter le tournage?

“Oui, un jour. J’avais dit à Vincent que je déteste voir les gens chuchoter devant moi, et ils l’ont fait avec Iris devant moi. Ça m’a tellement énervé que je suis allé raser ma tête complètement et je lui ai dit que j’arrêtais. Pendant un an on n’a pas tourné.”

Comment le fait de faire ce film a-t-il changé votre regard sur l’exil?

“On est arrivés en France et on était plusieurs jeunes ensemble. Si tu nous regardes maintenant, ce n’est pas du tout la même chose entre moi et mes amis. Je suis plus inséré, je parle français, j’ai des amis. Après, il y a des gens qui te parlent et qui te traitent mieux à certains endroits, mais pas partout. Le film change vraiment la façon dont les gens te jugent.

Quand je suis arrivé en France je n’avais qu’une envie, continuer mes études. C’est parce qu’on m’a dit que je pouvais continuer mes études ici que j’ai décidé de rester en France. Je me suis dit que les Français étaient ouverts et accueillants.”

Est-ce que le scénario était déjà écrit quand Vincent vous l’a présenté ou vous l’avez changé ?

“En fait il n’y avait pas forcément de scénario, mais à chaque jour de tournage il nous proposait de discuter d’un sujet, et comme ça on a développé le scénario ensemble, c’était un travail d’équipe.”

Comment avez-vous construit le personnage du film?

“Pendant la journée j’étais avec Vincent soit le matin soit l’après-midi, le reste du temps j’étudiais tout le temps. Parfois je demandais à Vincent de faire mes devoirs (rit)… J’ai fait beaucoup beaucoup d’efforts, j’ai donné beaucoup pour créer ce personnage.

Ce n’était pas non plus ma première expérience : quand j’étais en Afghanistan j’ai joué dans un court-métrage, en Slovénie aussi j’ai tourné dans un court-métrage, un tournage qui a duré trois mois. Mais celui-là a été bien plus long, on a tourné pendant trois ans… ”

Le film tourne beaucoup autour de la langue, votre personnage apprend le Français, mais il enseigne aussi le Dari [une des langues officielles de l’Afghanistan, proche du Persan, NDA] aux autres personnages. Est-ce que ça s’est joué spontanément ou c’était écrit ?

“C’était un échange toujours par hasard, ce n’était pas écrit dans le scénario. J’étais bien entouré par des acteurs comme Sandor [Funtek, NDA] et Iris [Bry, NDA], et quand il y avait l’occasion pendant le tournage je leur apprenait des choses en Dari. Même maintenant, je suis en train d’apprendre le Dari à Vincent, ce matin même je lui ai appris quelques mots (rit).”

Comment est née votre envie d’être acteur ?

“En fait je suis né acteur (rit). Quand j’étais enfant en Afghanistan j’étais très impressionné par les films de Bollywood, je les regardais tous les jours et ma mère me disait de faire me devoirs. Je répondais non moi je veux être là, dans le film, avec les autres acteurs. Elle me répondais toujours que si je voulais y arriver, fallait que j’étudie aussi (rit). Quand j’ai grandi elle m’a fait jouer et c’était un rêve d’enfance pour moi, que je suis en train de réaliser maintenant.”

Le gros mot du mois

Un mot ou une expression décortiqués pour mieux comprendre les débats et le racisme contemporain.

Droit du sol. Début février, deux semaines après la promulgation de la loi immigration, Gérald Darmanin annonçait une nouvelle réforme. Le ministre de l’Intérieur voulait s’attaquer, à travers une réforme constitutionnelle, au droit du sol dans le département de Mayotte. Ce territoire constitue visiblement un laboratoire de politiques répressives pour le ministre, qu’y avait lancé l’année dernière l’opération Wuambushu. Ce grand déploiement de forces, très médiatisé, visait à détruire des bidonvilles et virer les “sans-papiers” sur l’île. En réalité, ces derniers proviennent des Comores, un archipel dont Mayotte fait partie, même si c’est la seule île qui a choisit de rester française lors de l’indépendance. Les résultats concrets de l’opération sont difficiles à évaluer, au-delà de l’augmentation de la xénophobie sur l’île et dans l’hexagone.

Désormais, Darmanin souhaite annuler le droit du sol sur l’île. En clair, les enfants nés sur ce territoire ne deviendraient plus Français à la majorité. Une telle reforme nécessite une révision constitutionnelle, et pour cause : le droit du sol est inscrit dans le droit français depuis 1851. À cette époque, tout enfant né en France de parent étranger né.e aussi en France se voit garanti le droit à la nationalité française. Désormais, le droit du sol concerne tout enfant né en France. La loi Pasqua de 1993 avait restreint le droit du sol, en donnant accès à la nationalité française uniquement aux enfants, né.es de parents étrangers, qui en feraient demande explicite à la majorité, mais cette mesure a été abolie en 1998.

Avec son projet de réforme, Darmanin puise dans les idées de l’extrême droite. La surenchère sécuritaire porterait à une rupture fondamentale dans l’histoire de la république française et de son rapport à l’étranger.

Débordements

En vrac des approfondissements et d’autres joyeusetés.

Disclose NGO a révèle en février les manœuvres du gouvernement français en Europe pour permettre la détention et l’expulsion de mineurs étrangers. Ce lobbying politique va à l’encontre des affirmations du ministre de l’Intérieur Darmanin et révèle les obsessions sécuritaires du gouvernement, pour qui les mineurs isolés sont un danger.

En 2023, le gouvernement annonçait à bas bruit la création de SAS d’accueil régionaux pour les personnes sans-papiers à la rue à Paris, en vue des JO de cette année. Des opérations policières violentes et répétées ont contraint plusieurs milliers de personnes à quitter Paris pour l’un des dix centres. FranceInfo a retrouvé plusieurs personnes dans ce cas de figure. Elles sont à nouveau à la rue.

Une bonne nouvelle tombée en janvier: la cour de justice de l’Union Éuropéenne a estimé dans un arrêt que les femmes peuvent constituer un groupe social susceptible d’être discriminé, et en ce sens prétendre à l’asile politique. Ici le décryptage de Médiapart.

Un très long et très intéressant article d’Axelle Mag se penche sur la question des discriminations et persécutions pour avortement. Un cas de figure qui existe, sans doute, mais qui passe sous les radars des institutions chargées de prendre en charge les demandes d’asile. Une des raisons pourrait être, suggère l’autrice, qu’on ne pose tout bonnement pas la questions aux personnes intéressées.

Merci de m’avoir lu jusqu’ici! Si ça t’as intéressé, n’hésite pas à faire suivre à tes ami.es (ou même tes ennemi.es). Et si tu souhaites continuer à recevoir mes newsletter, tu peux t’abonner ici:

Saltafossi

Par Giovanni Simone

Journaliste en formation, j’habite en France depuis 2019. Je viens d’Italie.